Essais

Changer de modèle – Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen

Marc Bordier by Marc Bordier /

   Délaissant un temps mes lectures romanesques habituelles, je me suis plongé dans un ouvrage d’économie paru au printemps, peu après le remaniement ministériel qui a suivi la défaite du PS aux élections municipales. Ecrit par trois universitaires réputés – Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen – il a pour ambition de proposer un nouveau modèle de croissance pour la France, d’où son titre : Changer de modèle. Selon ses auteurs, l’économie française a bien fonctionné durant les Trente glorieuses grâce à un modèle de “rattrapage”, fondé sur les déplacements de main d’œuvre, la disponibilité d’une énergie abondante (le pétrole) et l’imitation technologique dans un contexte d’économie fermée. Depuis le tournant des années quatre-vingts et l’avènement d’une ère où la croissance économique est essentiellement tirée par l’innovation, la compétitivité et les échanges dans un monde ouvert, ce modèle est devenu inefficient et contre-productif, comme en témoigne le tableau sombre qu’ils dressent au premier chapitre : effondrement de la compétitivité des entreprises, déficit de la balance courante, dégradation des finances publiques malgré un taux élevé de prélèvements fiscaux, endettement, faible croissance et chômage élevé. Pour rompre avec ce cercle vicieux, les auteurs recommandent de penser autrement, en commençant par se débarrasser d’un keynésianisme primitif qui voit dans la dépense publique un instrument de soutien de la croissance, financé principalement par l’impôt. A contrepied de ce modèle, ils recommandent une réduction des prélèvements fiscaux et une diminution drastique de la dépense publique, sur le modèle des réformes menées avec succès en Suède, au Canada et en Australie, pays dans lesquels les déficits ont été résorbés grâce à une compression des dépenses budgétaires comprise entre 3% et 12,5% du PIB, alors que sur la même période les impôts ont été stabilisés ou ont reculé. Pour transposer ces bonnes pratiques en France, ils recommandent une redéfinition complète des missions de l’Etat avec une réduction du nombre de fonctionnaires, comme en Suède, où les effectifs de la fonction publique sont passés de 1,7 à 1,3 million, la suppression du mille-feuille administratif des collectivités territoriales, une réforme drastique de l’assurance-maladie (redéfinition des soins couverts par la Sécurité Sociale, décentralisation des caisses d’assurances-maladies au niveau régional), la réforme du système de retraites par l’allongement de la durée de cotisation ou le recul de l’âge du départ à la retraite, la libéralisation du marché des biens et services (taxis, distribution, opticiens, etc.), l’assouplissement du droit du travail. Sur le plan fiscal, ils prônent une refonte du système qui verrait la réduction et la simplification de l’impôt sur le capital à travers l’adoption d’un taux forfaitaire, la diminution de l’impôt sur les sociétés et le transfert des recettes fiscales vers la TVA sociale.
   En lisant ce programme, le lecteur français moyen sera tenté de taxer ses auteurs d’ultra-libéraux adeptes de la “pensée unique”. Pourtant, ce n’est pas vers l’Angleterre de Margaret Thatcher que lorgnent ces économistes de gauche, mais vers les modèles scandinaves qui ont réussi à conjuguer efficacité économique et équité sociale grâce à une politique qui attaque les inégalités à la source en favorisant la mobilité sociale par une politique publique d’éducation ambitieuse et efficace (leur analyse de l’exemple finlandais est sur ce chapitre assez éclairante), et qui compensent les risques sociaux liés à la flexibilité du marché du travail et la concurrence accrue par une politique généreuse d’indemnisation des chômeurs et un effort accru en matière de formation professionnelle, la fameuse flexisécurité à la danoise.
   L’ouvrage de Cette, Aghion, et Cohen est dans l’air du temps. Depuis le discours de vœux du Président Hollande au mois de janvier et surtout l’arrivée à Matignon de Manuel Valls, la presse décrit abondamment la conversion des socialistes à l’économie de l’offre et aux réalités du marché. Assez proches de leurs idées, j’ai été agréablement surpris de trouver ici des économistes capables de conjuguer l’humanisme de gauche avec une certaine forme de pragmatisme économique, et d’expliquer leur pensée dans des termes simples accessibles au plus grand public. Malgré tout, en refermant leur ouvrage, j’ai éprouvé un certain malaise, surtout lorsque je me suis rappelé que ces mêmes économistes ont conseillé le candidat François Hollande en 2012 (lire à ce propos cet articledu Monde Economie). Si les choses étaient aussi simples qu’ils le décrivent, pourquoi leur candidat n’a t-il pas commencé par là au lieu d’asséner son choc fiscal, avec les résultats médiocres que l’on constate aujourd’hui ? Le problème de ces économistes n’est probablement pas tant leur clairvoyance et leur intelligence quand il s’agit d’identifier de bonnes solutions, que leur capacité à influencer les dirigeants politiques pour les convaincre de les mener à bien. Dans leur ouvrage, ils démontrent que les stratégies de réforme et de consolidation des finances publiques menées en Suède, en Australie et au Canada  ont été payantes électoralement pour les gouvernements qui  ont eu le courage de les mener à bien. Espérons que cette fois ils seront entendus par les responsables politiques qu’ils conseillent.