Essais

Laurent Binet – Rien ne se passe comme prévu

Marc Bordier by Marc Bordier /

   J’ai achevé ce week-end la lecture de Rien ne se passe comme prévu, le livre Laurent Binet. Invité par Valérie Trierweiler, la compagne de François Hollande, l’écrivain a suivi durant près d’un an les coulisses de la campagne présidentielle PS. Il en a tiré un journal de 306 pages dans lequel il raconte les déplacements, discours et interventions du futur Président de la République. De temps en temps, son récit est ponctué de réflexions personnelles, dans lesquelles il fait part de ses doutes, de ses hésitations, de son admiration pour le candidat Hollande ou ses collaborateurs, mais aussi de sa fascination pour le lyrisme révolutionnaire et volontariste de Mélenchon, qu’il semble parfois préférer aux ambigüités prudentes et mesurées du candidat socialiste.
 
   Avant même sa parution, le livre a bénéficié d’un très fort engouement médiatique, sans doute parce que la présence de l’auteur de HHhH aux côtés du candidat a suscité un certaine curiosité chez les journalistes. Au lendemain du second tour, alors que les rumeurs et spéculations sur la composition du nouveau gouvernement allaient bon train, je me rappelle même avoir vu un reportage de BFM TV qui citait Laurent Binet comme un possible Ministre de l’Education. Ce jour-là, j’ai bien rigolé… C’est dire si le livre et son auteur étaient attendus. Le jour de la publication, les critiques ont été assez sévères. L’Express a décrit l’ouvrage comme un “portrait plat et sans surprise“. Pour Libération, c’est un” récit plat et fade“.  Dans Le Figaro, un expert en communication, conseiller de François Hollande, déplore que le livre ne donne aucune clé de compréhension du candidat. Ces critiques sont-elles justifiées ? Le livre de Laurent Binet est-il un portrait incomplet, un récit de campagne précis, mais plat et sans intérêt ?
 
   Tout d’abord, il s’agit de dissiper un malentendu : ce livre n’est pas le portrait d’un homme, mais le récit d’une campagne. La couverture de l’ouvrage peut effectivement induire en erreur : on y voit une affiche du candidat à moitié déchirée, révélant une autre affiche identique mais légèrement décalée, laissant entendre au lecteur qu’il va enfin pouvoir découvrir la véritable personnalité de François Hollande derrière le masque du candidat à la Présidence. Or, il n’en est rien, et cet espoir est anéanti dès la première moitié par une confidence de Valérie Trierweiler : “Personne ne peut me dire qu’il connaît François Hollande. Pas même moi.” Le lecteur qui ouvre ce livre en pensant découvrir enfin qui est Hollande repartira forcément déçu : du début à la fin, le personnage reste une énigme. En revanche, le celui qui s’intéresse aux coulisses d’une campagne politique, aux jeux d’ego et d’intérêts, aux manœuvres, aux petites phrases, bref à ce qui fait la politique au jour le jour, devant, mais aussi derrière les caméras, celui-là repartira plutôt content. Il apprendra par exemple comment est née la désormais célèbre anaphore du débat télévisé de l’entre-deux tours (“Moi, Président de la République…“). Contrairement à ce que j’ai pensé ce soir-là devant mon poste de télévision, elle n’était pas préméditée (même si le débat avait été longuement préparé par les deux candidats, ce que montre bien le livre de Binet), mais improvisée dans le feu de l’action en réponse à la question de Laurence Ferrari “François Hollande, quel Président comptez-vous être?” et surtout précédée d’une formule de Sarkozy qui en constituait en quelque sorte de brouillon boiteux (“Moi, je crois qu’un Président de la République, c’est quelqu’un qui assume ses responsabilités etc.“). Laurent Binet analyse bien les instruments de style et de rythme de part et d’autre en montrant l’efficacité de la tirade de Hollande et la maladresse de celle de Sarkozy. C’est sans doute l’un des passages les plus intéressants de son livre, au même titre que ceux où il analyse les procédés de rhétorique dans les déclarations du candidat et leur effet sur le public . Dans le chapitre consacré au discours du Bourget le 22 janvier 2012, il montre bien l’articulation du texte, les références historiques aux mythes fondateurs de la gauche (la nuit du 4 août et la Révolution française, le Front populaire, etc.), le choix des termes clivants (“L’âme de la France, c’est l’égalité“), tout ces éléments qui contribuent à faire progresser et grandir une dynamique politique. Personnellement, j’ai trouvé ces analyses formelles et ces réflexions personnelles bien plus intéressantes que les petites phrases relevées par les journalistes  (Hollande traitant en privé son adversaire de “salopard”).
 
   Au-delà du récit de campagne avec son cortège d’anecdotes, de discours et de déclarations, le livre est aussi un portrait de la France à un moment clé de sa vie démocratique. Lorsqu’il raconte les déplacements du candidat, Laurent Binet ne se contente pas de décrire ce qu’ont montré les caméras, il s’intéresse à ce qui se passe avant, après et autour d’elles, apportant ainsi un éclairage nouveau sur la souffrance et les espoirs des populations que rencontre le candidat : chômeurs, ouvriers, femmes, immigrés, tous ces inconnus qui ont eu brièvement l’occasion de s’exprimer avant de retourner dans l’anonymat sans avoir la moindre assurance que leur parole serait entendue.
 
   Ces qualités font-elles de Rien ne se passe comme prévu un bon bouquin ? N’étant pas complètement impartial dans cette affaire, je me garderai bien de répondre à cette question. Pour vous faire une idée, il n’y a qu’une solution : lisez-le.