Littérature étrangère

Un roman brillant et absurde: Moi qui ai servi le roi d’Angleterre (Bohumil Hrabal)

Marc Bordier by Marc Bordier /

   Voilà longtemps que je n’ai rien publié sur ce blog. Accaparé par diverses obligations, je n’ai guère trouvé le loisir d’écrire en janvier. Malgré tout, j’ai lu ce mois-ci quelques livres passionnants, à commencer par Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, de Bohumil Hrabal. Dans ce roman publié sous le manteau dans les années soixante-dix, l’écrivain tchèque raconte l’ascension et la chute d’un garçon de café. Son histoire débute à Prague dans les années vingt, le jour où le narrateur encore adolescent est embauché comme groom à l’hôtel “A la Ville dorée de Prague”.  Doté d’un remarquable sens de l’observation, il apprend très vite son métier et progresse rapidement. Bientôt, il s’enrichit en vendant des saucisses sur les quais de la gare, escroquant parfois au passage des clients trop pressés pour attendre leur monnaie avant de prendre le train. Un jour, le jeune garçon de café apprend l’existence de l’Eden, un célèbre bordel situé de l’autre côté de la ville. Poussé par la curiosité, il entreprend d’économiser chaque jour l’argent gagné grâce à la vente de saucisses pour faire sa première sortie chez les filles de l’Eden. Il y passe une nuit mémorable avec une prostituée nommée Jarmilka. Marqué par cette expérience, il sera désormais obsédé par l’idée de mener la vie de grand seigneur : “Dès le lendemain, je regardais le monde sous un angle différent, l’argent m’avait ouvert les portes non seulement de l’Eden, mais aussi de la considération.”  Le modeste petit groom se transforme en arriviste candide et amoral, guidé seulement par sa cupidité, ses désirs sexuels et sa soif de reconnaissance sociale. Il poursuit son ascension au sein de différents établissements dont le célèbre Hôtel de Paris, où il devient l’élève d’un maître d’hôtel qui a servi sous le roi d’Angleterre. Le disciple finira par surpasser le maître, et il sera récompensé par l’Empereur d’Ethiopie en personne au cours d’un banquet gargantuesque. A la veille de la guerre, le petit groom parvenu fréquente Lisa, une Allemande aryenne originaire des Sudètes. Inspiré davantage  par son arrivisme et ses appétits sexuels plutôt que par de quelconques convictions politiques , il l’épouse au son du Horst Wessel Lied (l’hymne nazi) devant un public de dignitaires du Reich. Durant la guerre, les jeunes mariés s’enrichissent en mettant la main sur des timbres de collection pillés chez des juifs, mais leur bonheur conjugal prend fin le jour où Lisa finit décapitée dans un bombardement. Sans regrets, le narrateur abandonne le cadavre de son épouse derrière lui, ainsi que l’enfant débile né de leur union, et rejoint opportunément la Résistance tchèque à Prague dans les derniers mois de la guerre. A la Libération, il fonde son propre hôtel et mène durant quelques années une vie prospère. A l’arrivée au pouvoir des communistes, il se dénonce volontairement auprès des autorités et se fait interner dans un camp pour millionnaires. Paradoxalement, cet emprisonnement marque l’apogée de sa carrière et la reconnaissance tant attendue de son statut de personnage riche et important. Désormais parvenu à ses fins, il termine sa vie en exil comme cantonnier à Srni, dans le sud de la Bohême, à entretenir une route perdue au milieu des sapins.
   A ce stade, vous êtes sans doute songeurs devant l’absurdité et l’étrangeté de ce récit. Il faut dire que le roman de Hrabal est assez déconcertant, et il laissera plus d’un lecteur perplexe. Pour l’apprécier pleinement, je vous invite à en savourer l’humour féroce, car Moi qui ai servi le roi d’Angleterre est avant tout le récit tragi-comique  des aventures picaresques d’un arriviste amoral embarqué dans les tourments de l’histoire. Le roman est remarquable par son comique absurde et burlesque, brillant dans des scènes de banquets gargantuesques comme celle où les cuisiniers de l’Empereur d’Ethiopie embrochent un chameau dans lequel ils glissent deux antilopes remplies de dindons farcis. Ou bien encore dans le spectacle hallucinant de ce centre de reproduction de la race aryenne d’Eiger, sorte de baisodrome dans lequel les meilleurs soldats de l’armée hitlérienne viennent s’accoupler avec des jeunes femmes blondes sélectionnées pour leurs qualités de génitrices. Dans ces scènes extraordinaires, le roman renoue avec la veine satirique de la littérature tchèque , et l’anarchisme joyeusement amoral du narrateur de Moi qui ai servi le roi d’Angleterre  rejoint alors l’irrévérence et le je m’en foutisme du Soldat Chveïk.  Dans le roman de Hrabal, cette verve comique est servie par une construction narrative originale sous la forme d’un dialogue  composé de longues phrases enchaînées les unes après les autres et à peine séparées par une simple virgule, dans un style oral qui n’est pas sans rappeler celui d’un Céline dans Mort à crédit.  A la fin, le récit prend un détour philosophique inattendu, alors que son héros désormais assagi finit sa vit en méditant sur son curieux parcours.
   Un roman brillant, jouissif et surprenant à conseiller à tous ceux qui veulent explorer une littérature en dehors des sentiers battus.