Littérature étrangère

Une nouvelle politique : Karnak Café, de l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz

Marc Bordier by Marc Bordier /

   “La Révolution est comme Saturne : elle dévore ses propres enfants.” C’est par ce mot que le Conventionnel girondin Pierre Victurnien Vergniaud résumait la mécanique impitoyable de la Révolution française. Bien des années plus tard, l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz nous en fait sentir la triste pertinence dans Karnak Café, nouvelle dans laquelle il raconte le dévoiement de la révolution nassérienne  et les espoirs déçus du socialisme arabe.
   Au Caire, au milieu des années soixante, un narrateur anonyme découvre le café cairote Al Karnak. Dans ce lieu de vie animé par Qurunfula, une ancienne danseuse vedette à la beauté encore vive malgré le passage du temps, une clientèle d’habitués se retrouve chaque jour pour discuter de l’état de la société égyptienne et se réjouir des bienfaits de la révolution qui vit en 1952 le renversement du roi Farouk et le début des réformes agraires du Président Nasser. Parmi eux, trois étudiants, Hilmi, Ismaïl et Zaynab, se montrent particulièrement actifs, et défendent avec enthousiasme  les premières réalisations de l’Etat socialiste égyptien. Le premier est l’amant de Qurunfula, et les deux autres s’aiment tendrement depuis l’enfance. A eux trois ils incarnent l’optimisme qui règne au café Al Karnak.
   Un jour, les trois étudiants cessent brutalement de fréquenter le café. Inquiets, Qurunfula et le narrateur s’interrogent sur les raisons de cette disparition. Quelques semaines plus tard, les trois jeunes gens font leur retour, mais ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Efflanqués et amincis, ils poursuivent leurs conversations, mais la flamme qui les animait a perdu de son intensité. Arrêtés par la police politique qui les soupçonnait d’appartenir au mouvement des Frères musulmans, ils ont connu la torture dans les geôles égyptiennes, au nom de la protection de la révolution et du socialisme. Bientôt, le café sombre dans le silence, la tristesse et la mélancolie, et les liens amoureux se desserrent dans l’angoisse et la peur.
   A travers les événements qui se déroulent dans ce café devenu le condensé de la société égyptienne, Naguib Mahfouz nous conte l’histoire tragique de l’Egypte au vingtième siècle. Débarrassé de l’obscurantisme monarchique et de l’influence coloniale britannique, le pays semblait promis à un bel avenir humaniste, avant de sombrer dans la corruption et la servitude:  « Malgré ses digressions, il se développait, s’affirmait, gagnait en puissance et en influence, produisait toutes sortes de choses, des aiguilles aux missiles, et avançait à grands pas vers un bel humanisme. Pourquoi alors l’homme y avait-il perdu toute valeur, réduit à la plus abjecte insignifiance, pourquoi y était-il privé de droits, de respect, de tout soutien, pourquoi ployait-il sous le joug de la lâcheté, de l’hypocrisie et de la solitude ? » Le coup de grâce viendra d’Israël, avec la cuisante défaite que subit l’armée égyptienne lors de la guerre des Six jours en juin 1967: “Finalement, le 5 juin 1967 fut une défaite pour un peuple égyptien et une victoire pour un autre. Elle déchira le voile qui masquait l’implacable réalité, et marqua le début d’une guerre de longue haleine qui n’opposerait pas seulement les Arabes à Israël, mais aussi les Arabes à eux-mêmes.“, écrit avec philosophie le narrateur de Karnak Café. Le rêve d’unité et de fraternité du socialisme panarabe a vécu, et les espoirs qu’il portait sont brisés.
   Le récit s’achève malgré tout sur une note d’optimisme : là où les  espérances politiques ont échoué, l’amour peut réussir. Et finalement, c’est de la passion naissante entre Qurunfula et un nouvel arrivant que viendra le salut du Café Karnak, et un jour, peut-être, de la société égyptienne.